Emma Merabet, « De la carte au champ de forces. L’exemple d’une “installation chorégraphique” »
Résumé – Orbes, « installation chorégraphique » créée en 2018 par le chorégraphe Jordi Galí et la compagnie Arrangement Provisoire, fait graviter dans un espace circulaire cinq interprètes. À la fois « matériaux et bâtisseurs », ils se lient et se délient pour assembler successivement cent-vingt « structures de corps », comme autant de sculptures vivantes. Nous nous intéresserons à la manière dont Orbes implique des manières singulières de faire avec l’espace, tant pour les passants et les spectateurs que pour les cinq interprètes : nous supposons que ces spatialités spécifiques tiennent à la fois sa localisation dans l’espace public, à la liberté de circulation qu’elle offre aux spectateurs durant les deux heures trente de la performance, mais aussi aux images et imaginaires spatiaux que convoquent les circonvolutions et les stations réalisées par les interprètes. Il s’agira ainsi de voir comment ces processus mobiles et stationnaires qui composent Orbes viennent distribuer des places et déployer un sens autant qu’une sensation de l’espace.
Mots clefs – Carte, champ de force, installation, performance
Introduction
Orbes, « installation chorégraphique » créée en 2018 par le chorégraphe Jordi Galí et la compagnie Arrangement Provisoire, fait graviter dans un espace circulaire cinq interprètes. À la fois « matériaux et bâtisseurs »1, ils se lient et se délient pour assembler successivement cent-vingt « structures de corps », comme autant de sculptures vivantes.
Si au sens strict les interprètes n’installent rien – contrairement aux autres créations de la compagnie qui, depuis 2009, explore la relation à l’objet au travers de gestes de construction et d’architectures éphémères parfois monumentales – la dénomination de l’œuvre nous indique ses familiarités avec l’art de l’installation. Un art que nous envisageons dans nos travaux comme un art de la situation et de la sensation2, se rapportant à des pratiques d’espaces compris comme des réalités organiques, dynamiques et transformables, et inventant par là même des spatialités spécifiques.
Ainsi nous intéresserons-nous durant cet exposé à la manière dont Orbes implique des manières singulières de faire avec l’espace (De Certeau, 1980, p. 52), tant pour les passants et les spectateurs que pour les cinq interprètes : nous supposons que ces spatialités spécifiques tiennent à la fois sa localisation dans l’espace public, à la liberté de circulation qu’elle offre aux spectateurs durant les deux heures trente de la performance, mais aussi aux images et imaginaires spatiaux que convoquent les circonvolutions et les stations réalisées par les interprètes. Il s’agira ainsi de voir comment ces processus mobiles et stationnaires qui composent Orbes viennent distribuer des places et déployer un sens autant qu’une sensation de l’espace.
Nous proposons de définir en introduction cet espace avec Michel de Certeau, comme un « croisement de mobiles » qui suppose de « prend[re] en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable du temps »3. Un « croisement de mobiles » que le titre même de la performance, dans ses acceptions astronomiques et poétiques donne déjà à imaginer. En effet, le mot « orbe » désigne à la fois un corps (céleste ou circulaire), sa trajectoire, et l’espace que dessine cette trajectoire. Aussi est-ce sur le dessin de ces trajectoires qui composent la partition d’Orbes que nous entamerons notre analyse, en confrontant cette partition au modèle de la carte astronomique. Puis nous aborderons successivement la manière dont se décline la question spatiale à la fois au sein de l’espace circulaire où évoluent les interprètes, autour de ce cercle où fluctuent différents anneaux de spectateurs, puis plus largement à l’échelle de la place [Fig. 1]. Orbes conjugue ces cercles successifs, dont l’image même, ainsi que l’écrivait Sally Banes, dit à la fois « le degré zéro ou le point de départ, l’infini, le soleil, le cosmos, le microcosme, le ciel, le chemin des étoiles, la création, l’intellect (la forme de la tête), le temps et la renaissance perpétuelle » (Banes, 2002, p. 169) – autant d’éléments que donnent à sentir et imaginer cette œuvre et que nous retrouverons au fil de notre exposé.

Fig. 1. Vue panoramique d’Orbes dans la cour des Subsistances, Lyon, juin 2018. © Arrangement provisoire
La partition et le protocole : des cartes et des cartels pour s’orienter
Précisons qu’avant d’avoir eu connaissance de la partition d’Orbes, nous avons d’abord assisté à sa performance : une première fois en juin 2018, dans la cour des Subsistances (lieu de création et de diffusion artistique, Lyon), une seconde fois en septembre 2018 sur la place des Terreaux (Lyon), à l’occasion de la Biennale de la Danse. C’est dans ce second cadre que nous avons questionné les spectateur·rices dont les réponses sont mobilisées dans cet exposé. Particulièrement mémorable, cette première expérience d’Orbes a constitué un support privilégié pour les réflexions qui suivent. Enfin, à ces deux expériences de spectatrice s’est ajouté un entretien avec le chorégraphe Jordi Galí, au CDN – TJP Strasbourg en janvier 2019. Nous en rapporterons ici les propos, et tenons à le remercier pour la disponibilité et l’enthousiasme dont il a témoigné lors de notre échange.
Lorsqu’il nous a communiqué la partition d’Orbes, c’est d’abord comme une carte que celle-ci nous est apparue. En effet, si l’on s’attarde sur le tracé de l’une de ses séquences [Fig. 2], on y distingue :

Fig. 2. Extrait de la partition d’Orbes, communiquée par Jordi Galí
– deux cercles contenus dans un troisième cercle plus grand ;
– la mention d’une coordonnée géographique, le Sud, et onze autres repères marqués le long du grand cercle ;
– cinq flèches de couleur, chacune associée à une initiale, allant d’un cercle à un autre ;
– la numérotation de l’ordre d’arrivée dans le second cercle ;
– le nom des figures réalisées (« éruption » et « songe ») associées à un temps (1’’ et 57’’) et à une initiale (L et Jy)
Élémentaire dans son tracé, cette partition que nous pouvons définir comme une « forme d’organisation graphique, mobilisant des processus de symbolisation spécifiques qui, pour les interprètes, sont autant d’indications configurant l’exécution » (Sermon J., Chapuis Y., 2016, p. 44) demeure énigmatique pour qui n’a pas connaissance de la pièce ni du protocole ayant déterminé sa réalisation. Ce protocole strict, pensé avec la mathématicienne et danseuse Nermin Salepci, combine six paramètres préalablement déterminés puis soumis au jeu du hasard et de la symétrie. Ainsi peut-on lire sur chacun des quatre pupitres, disposés autour de l’espace scénique à chaque point cardinal – comme un cartel permettant au sens propre et figuré d’orienter le spectateur dans la réception de ce qui se déroule sous ses yeux :
Le hasard s’est d’abord appliqué à un ensemble de 6 paramètres :
Les points de contact entre les corps : parmi 30 parties du corps prédéfinies ;
Le graphe : nombre d’interprètes par structure (de 2 à 5) et réseau de relations entre eux ;
La permutation : variation des places de chaque interprète au sein de chaque structure ;
L’espace : position de chaque structure dans le cercle (9 possibilités) ;
Les directions : déterminées par les 4 points cardinaux et leurs intermédiaires ;
Le temps (chaque structure peut durer d’une à soixante secondes).
Soit environ 225 billions (12 zéros) de billards (15 zéros) de possibilités… parmi lesquelles quinze structures ont été définies, encore une fois grâce au hasard.
En appliquant ensuite à ces quinze structures un principe de symétrie, il a été possible d’obtenir cent-vingt variations à partir des quinze structures initiales, qui se déroulent tout au long des deux heures trente de la performance. Rappelant les protocoles de composition recourant au hasard expérimentés par Merce Cunningham et John Cage dans les années 1960, celui d’Orbes partage une visée commune : celle d’altérer les habitudes et les conditionnements des interprètes, les décharger de toute intentionnalité, et déplacer par là même – nous y reviendrons – les habitudes des spectateurs.
À la fois carte – du fait de ses coordonnées géographiques et de sa visée spatialisante4 –, et matrice (Sermon, 2016, p. 154-207, p. 209) – car ne renvoyant pas à un contexte précis mais pouvant être transposable à n’importe quel espace –, cette partition rend compte des processus à l’œuvre dans Orbes. Elle spatialise et rend possibles des circulations (indiquées par des flèches) et des stations (indiquées par les initiales, et étant elles-mêmes processuelles).
Ceci étant posé, nous pouvons à présent décliner plus précisément les deux modalités de la station et de la circulation que génère Orbes, et ce à différentes échelles, tant pour les interprètes que pour les spectateurs.
Stations et circulations
Dans le cercle : des « corps en gravitation »

Fig. 3. Déséquilibres individuels et équilibre collectif. Avec Anne Sophie Gabert, Lea Helmstädter, Jeanne Vallauri, Konrad Kaniuk, et Jérémy Paon. Jardin du musée Rodin, Paris, juin 2018 © Jordi Galí
Dans le cercle, nous pouvons être attentifs à trois choses : les structures [Fig. 3], les déplacements qui les précèdent et les suivent, et les marches et les courses qui marquent la fin de chacune des huit séquences, intitulées « Horloge » sur la partition. Ces marches s’apparentent en quelque sorte à des circonvolutions où les corps se suivent, s’attirent, se repoussent, selon des trajectoires et des rythmes spécifiques donnés par une personne de référence, avec laquelle il s’agit de toujours garder la même distance. Ces circulations et ces stations relèvent d’une certaine mécanique céleste où graviteraient des corps (astres ou planètes) interagissant mutuellement. Allant dans ce sens, et revenant sur le protocole décrit précédemment, un critique écrit ainsi dans la revue Paris art : « Interpréter l’œuvre, ici, reviendrait presque à pratiquer l’astrologie. Et relevant de l’astronomie plus que de l’astrologie, Orbes présente des corps en gravitation ». Il conclut : « Pièce à déchiffrer, Orbes cultive la beauté des mécanismes de montres » (Paris art, 2018).
S’il est judicieux de dire que Orbes présente des « corps en gravitation », c’est d’abord pour une raison purement pondérale, liée au propre corps des interprètes, renégociant sans cesse leur rapport à la gravité et à leurs partenaires dans des postures instables où chacun repose sur l’autre. Ces corps qui dépendent intimement les uns des autres s’agencent ainsi selon un subtil équilibre de forces, s’inspirant du principe de tenségrité, principe architectural que Jordi Galí décline dans ses créations et qui met en jeu, selon l’expression empruntée à Richard Buckminster Fuller, « des îlots de compression dans un océan de traction5 ».
D’un point de vue cosmique, on peut être sensible aux similitudes des mouvements effectués par les interprètes avec ceux des planètes, rappelant ainsi ce qui est nommé en astronomie « le problème à deux corps », et qui vise à décrire l’interaction mutuelle de deux astres et les trajectoires que celle-ci induit. Mis en évidence par un ensemble d’observations au cours du xviie siècle, c’est Kepler qui pointa l’influence primordiale du Soleil dans la gravitation des autres astres et planètes et formalisa les lois rendant compte de l’orbite des corps célestes dans notre système solaire. Orbites, perturbations et influences réciproques que donnent à imaginer les circonvolutions et les courses réalisées par les interprètes.
Enfin, comme une rudimentaire horloge astronomique, Orbes compte autant de structures de corps qu’elle n’égrène de petits cubes colorés : disposés tout autour de l’espace scénique, un quart de ces cent-vingt cubes initiaux est méticuleusement retiré par les interprètes à la fin de chaque séquence, figurant non seulement le passage du temps, mais participant surtout à effacer la limite de la scène. Loin d’être infranchissable, les interprètes transgressent ainsi cette ligne de cubes à de nombreuses reprises, sortant du cercle pour se positionner aux côtés d’un pupitre à chaque fois qu’ils ne prennent pas part à l’une des structures. Ces franchissements soulignent ainsi la porosité des aires des interprètes et des spectateurs – c’est du public qu’avaient émergé les interprètes, s’y fondant discrètement, et c’est avec lui qu’ils maintiennent cette proximité tout au long de la performance. Aussi, aux dynamiques incessantes de circulations et de stations menées par les interprètes répondent celles effectuées par les spectateurs.
Autour du cercle : des spectateurs mouvants, à l’attention variable
La circulation des spectateurs, si elle est d’emblée liée à la localisation même de la performance dans un lieu public – à la fois lieu ouvert et lieu de passage – prend ici la forme d’une invitation. Sur le cartel disposé sur les pupitres entourant l’espace scénique, il est indiqué que « le public est libre d’aller et venir à son gré ». En observant la disposition des spectateurs présents lors de la représentation qui se déroulait le 22 septembre 2018 sur la Place des Terreaux (Lyon), puis en les interrogeant par l’intermédiaire de questionnaires, nous avons cherché à sonder ce qui motivait ces déplacements, ou cette absence de déplacement, et ce qu’ils avaient pu induire dans la réception de l’œuvre.
Par l’observation, d’abord, il était aisé de distinguer ce jour-là un premier anneau de spectateurs, assis par terre, très proches du cercle délimité au sol. Ils étaient encerclés par des spectateurs assis sur des bancs, eux-mêmes entourés de spectateurs debout. Tandis que les spectateurs assis sont de ceux qui sont restés le plus longuement, les cercles de spectateurs les plus périphériques étaient les plus mouvants, et l’on a pu assister au cours de la performance à des vagues successives de spectateurs arrivant puis se retirant. Indépendamment de ces déplacements, une grande majorité du public était massée au Sud de la place, du côté où l’ombre était grandissante et la chaleur moins étouffante.
La vingtaine de spectateurs ayant répondu au questionnaire a permis d’obtenir trois types de réponses concernant leurs positions et déplacements :
– Un seul spectateur a confié n’avoir pas pu s’empêcher de circuler, car le mouvement des performeurs l’invitait au mouvement et leurs poses lui donnaient envie de tourner, comme s’il avait affaire, dit-il, à des sculptures minimalistes.
– À l’inverse, d’autres ont décidé de ne pas circuler du tout, comme cette répondante affirmant qu’elle avait « ressenti réellement le besoin d’être statique pour assister à cela », éprouvant l’engourdissement de son corps tout entier mobilisé par l’effort des interprètes, ou cette autre qui s’est « surprise à plusieurs reprises à “faire contrepoids” comme pour aider à l’équilibre des architectures ». Enfin, c’est « par confort, tant pour la chaleur du soleil que le point de vue favorable » qu’un autre répondant dit ne pas s’être déplacé du tout. Cette question du soleil, du confort et du point de vue favorable sont bel et bien les éléments le plus souvent mentionnés par les autres spectateurs interrogés.
– Ainsi, et c’est une majorité, nombre de répondants disent avoir circulé ponctuellement pour trouver la « bonne place », à savoir, ce jour-là et selon leurs dires : une place à l’ombre, pour éviter le soleil, ou ne pas l’avoir dans les yeux.
Loin d’être dérisoire, la dizaine de mentions au Soleil comme élément dictant les déplacements ou polarisant la distribution des places mérite d’être relevée. Si nous évoquions précédemment son rôle dans la mécanique céleste, il apparaît ici comme un agent à part entière de la performance : il influence non seulement les interprètes, dont l’effort se trouve redoublé, et que l’on voit littéralement marqués entre le début et la fin de la performance, rougis par cette exposition prolongée, mais aussi les spectateurs eux-mêmes, amenés à négocier avec sa présence.
Concernant les mentions à propos de cette « bonne place », en plus d’indiquer un certain confort (place assise, à l’ombre ou dos au soleil), elle permettait surtout pour certains d’avoir une vue d’ensemble. Plusieurs personnes ont ainsi indiqué avoir privilégié cette dernière, symptomatique de nos habitudes spectatrices et du cadre théâtral traditionnel – un cadre hiérarchisé, dont la perspective s’organise depuis l’« œil du prince ». Ce point de vue idéal est largement mis à mal dans Orbes, qui oblige à des choix, des circulations, des ajustements du regard et de l’attention, afin de saisir justement des subtilités et des nuances que le seul point de vue distancié et global ne permettrait pas de distinguer. Parmi ces éléments que certains ont voulu capter par leurs déplacements se trouvent des expressions du visage, mais surtout des détails vers lesquels l’attention se déporte du fait de la répétition des structures que l’on parvient peu à peu à reconnaître (sans jamais que celles-ci ne soient absolument identiques, ni, de fait, que la reconnaissance soit absolument certaine). Ainsi, ce qui importe au fil du temps devient moins la structure en elle-même et la prouesse de sa tenue que sa mise en place ; moins l’expression des visages que, note une répondante, « des tensions, des crispations, des relâchements » ; moins le regard des interprètes que l’espace vers lequel ils ouvrent, et qui participe au renouvellement de ce qui est en train de se répéter devant nos yeux. Une répétition qui invite ainsi à faire varier les distances ou les angles d’observation et qui favorise une certaine disposition du spectateur – tantôt distrait, tantôt focalisé, tantôt immergé, il lui arrive parfois d’oublier la ville alentour ou de la voir resurgir subitement, rappelant qu’elle est moins un simple cadre ou une nuisance qu’un élément à part entière du spectacle qui se donne à sentir différemment.
À l’échelle de la place : une occupation
Alors que Orbes, depuis sa création en juin 2018, avait été joué dans des lieux culturels relativement calmes, excentrés et fermés – le jardin du Musée Rodin (Paris) et la cour des Subsistances – où seul se rendait un public informé de l’événement, la singularité de sa situation sur la place des Terreaux lors de la Biennale de la Danse mérite que l’on s’y attarde. Elle répond à une préoccupation chère à Jordi Galí qui, depuis plusieurs années déjà, trouve dans cette inscription dans l’espace public la richesse d’un « contexte toujours renouvelé » et l’occasion d’être au « contact direct, immédiat, avec une multitude de personnes qui sont souvent loin des plateaux de danse » (Galí, 2017).
Qualifiant cette inscription dans l’espace public d’« occupation », et assumant les moindres négociations spatiales que celle-ci induit comparée à une œuvre spécifiquement située (Perrin, 2012)((Voir les travaux de Julie Perrin, et notamment « Habiter en danseur » (2012), où elle distingue « les spectacles délocalisés et les chorégraphies de site spécifique » (p. 15). Concernant l’emploi de cette expression, elle précise : « Si j’emploie l’expression “chorégraphie de site spécifique”, prenant modèle sur la formulation anglo-saxonne de site specific art, c’est que l’usage français du terme in situ comporte sa part de maladresse. Le in latin renvoie à une conception de la relation au lieu qui convient mal : […] comme c’est le cas pour de nombreux projets hors du lieu théâtral, la danse se situe non pas dans ni sur mais avec le site, depuis le site ». Employant enfin l’expression « œuvre contextuelle », qui est celle nous semblant le mieux convenir au travail de Jordi Galí, elle ajoute : « L’œuvre n’entretient plus alors un rapport d’extériorité avec le lieu, mais instaure véritablement une liaison dynamique » (p. 16).)), Jordi Galí lit chacun des espaces où il s’installe comme un véritable « champ de forces », fait d’attraction et de répulsion, de lignes, de flux et de tensions. Lors d’un entretien il explique ainsi :
C’est comme si on imaginait un tableau : même si ce sont des couleurs et des formes, tu peux sentir qu’il y a des lignes de tensions, il y a des poids, il y a des volumes qui sont protagonistes. Tout ça nous donne une espèce de circulation spatiale, une grille de logique dans laquelle on va essayer de s’insérer […] On peut alors déterminer des axes forts et des axes faibles : soit parce qu’à proximité, ou très loin, il y a une montagne, et puis une deuxième montagne… soit parce qu’il y a un arbre qui a une présence très imposante, et donc on sait qu’on ne peut pas être en opposition, donc on va chercher quelle place cet arbre laisse… [soit pour] respecter ces lignes de bâtiment, ou ce chemin, parce que c’est un axe de circulation, ce qui veut dire aussi un accès… Parfois ça peut paraître un peu magique, mais on peut le décortiquer6.
Le soin accordé à cette insertion respectueuse au sein des éléments préexistants au contexte, qu’ils soient d’ordre paysager ou circulatoire, souligne à quel point cet environnement n’est pas un cadre mais bel et bien une part active de la composition. Certes l’œuvre « reste ce qu’elle est », dit Jordi Galí, mais il n’en demeure pas moins qu’elle opère comme un révélateur qui offre « la possibilité d’être sensible, ou d’être attentif, ou de voir autrement ce contexte-là ».
Ainsi la Place des Terreaux, que l’on a davantage coutume de traverser plutôt que de s’y arrêter, s’est-elle trouvée enrichie et recomposée de textures et de sensations en ce 22 septembre 2018. Si le jour et l’horaire de la représentation (un samedi après-midi, entre 14h30 et 17h) ainsi que la localisation centrale de la place rendaient prévisible une fréquentation nombreuse, la forte chaleur, amplifiée par l’omniprésence du béton, comptait quant à elle parmi les éléments venant renforcer l’effervescence habituelle qui y règne. Ainsi, ce sentiment d’un espace particulièrement chargé, étouffant et électrique a été mis en avant par une grande partie des répondants, sensibles avant tout aux bruits de cette place (klaxons de bus, moteurs des voitures, brouhaha des conversations) créant pour certains une « surcharge sonore » que le silence de la performance venait, par contraste, rendre d’autant plus sensible. D’autres ont davantage relevé les odeurs de la place (odeurs émanant des terrasses des restaurants aussi bien qu’odeurs de cigarettes, de pollution), les envisageant comme autant de « gênes » ou de « désagréments », plus ou moins diffus, plus ou moins intrusifs et finissant par s’atténuer – avant tout du fait de l’acclimatation des sens au fil du temps. Cette donnée temporelle est inextricablement liée, selon Jordi Galí, à l’appréhension que nous avons d’un espace. Il affirme en ce sens qu’« un paysage, une ville, ont leur propre temps, réglé par les cycles naturels et les transformations humaines, individuelles et sociétales », et que « la perception que nous avons de ce temps est forcément liée à l’espace et au déplacement » (Galí, 2017). Dans le cas d’Orbes, cet après-midi-là, l’épreuve de la performance dans la durée donnait indéniablement à sentir cette importance du temps – à la fois qui passe et qu’il fait – dans l’expérience sensible de l’espace, dont on pouvait apprécier les changements au gré des variations lumineuses et thermiques.
Champ de forces
En guise de conclusion, nous retiendrons cette notion physique de « champ de forces », qui nous semble particulièrement pertinente dans Orbes pour rendre compte des dynamiques à l’œuvre « entre les interprètes, parmi le public, entre les interprètes et le public », mais aussi « entre le spectacle dans son entier et les espaces dans lesquels il s’inscrit » (Schechner, 2008, p. 124, p. 126) – pour reprendre les termes employés par Richard Schechner dans les axiomes de son « Théâtre Environnemental » (1967), dont les familiarités avec les formes installatives mériterait un prochain travail. Ainsi dirons-nous avec ce dernier que ce ne sont plus seulement des cercles que fait s’enchevêtrer Orbes et que viennent compléter les anneaux successifs de spectateurs, mais véritablement « des sphères d’espace » (Schechner, 2008, p. 150) : « des espaces à l’intérieur d’autres espaces, des espaces qui contiennent, ou entourent, ou touchent, ou sont en relation avec tous les endroits dans lesquels se trouve le public et/ou les acteurs jouent ». Une somme d’espaces qui relient plus qu’ils ne séparent, et qui supposent et composent des arrangements provisoires.
Références bibliographiques
Sally Banes, 2002, Terpsichore en baskets : post-modern dance, Paris, Chiron.
Michel de Certeau, 1980, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire. Paris, Gallimard.
Nicolas De Oliveira, Nicola Oxley et Michael Petry, 1997, Installations : L’Art en situation, Paris, Thames & Hudson.
Nicolas De Oliveira, Nicola Oxley, Michael Petry, 2004, Installations 2 : L’Empire des sens, Paris, Thames & Hudson.
Jordi Galí, 2017, « Ouvrir des nouvelles pratiques et des nouveaux langages », Ma Culture, propos recueillis par Wilson Le Personnic le 20 septembre 2017. URL : http://www.maculture.fr/entretiens/jordi-gali-pavillon-fuller
Gilles Palsky, 2006, « Carte », Hypergeo. URL : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article381
Nouvelles de Danse, printemps-été 2000, « Danse et Architecture », n°42-43, Bruxelles, Contredanse.
Richard Schechner, 2008, Performance : Expérimentation et théorie du théâtre aux USA, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales.
Julie Sermon, Yvane Chapuis, 2016, Partition(s) : Objet et concept des pratiques scéniques, Dijon, Les Presses du réel.
Julie Perrin, 2012, « Habiter en danseur », Du périmètre scénique en art : re/pener la skéné ?, compte-rendu d’une rencontre et de recherches menées à l’ESBAMA. URL : http://www.skene.esbama.fr
« Orbes de Jordi Galí, une performance de hasard et de symétrie », juin 2018, Paris art. URL : https://www.paris-art.com/jordi-gali-subsistances-orbes/
Communication présentée à l’occasion du colloque jeunes chercheurs Danse et géographie : mobilités, circulations, imaginaires, les 31 janvier et 1er février 2019, au Centre national de la danse.
Les actes, sous format numérique, sont dirigés par Marion Fournier, Oriane Maubert et Karine Montabord, comité de l’Atelier des doctorants de 2017 à 2019.
Biographie
Biographie à la date du colloque (2019) – Emma Merabet est doctorante contractuelle en arts de la scène et chargée de cours à l’université Lumière Lyon 2. Depuis 2015, elle consacre ses recherches aux esthétiques contemporaines qui, à la croisée des écritures théâtrales, visuelles et chorégraphiques, tentent de réactiver un lien concret, poétique et écologique à la matière. Proche du projet du TJP-Centre dramatique national Strasbourg-Grand Est, elle est membre du comité de rédaction de la revue Corps-Objet-Image.
[Thèse soutenue le 27 juin 2024 à l’Université .]
- Termes tirés de la note d’intention d’Orbes (2018), disponible sur le site de la compagnie. [En ligne], URL : http://arrangementprovisoire.org/wordpress/portfolio/orbes/. [↩]
- Référence est faite aux ouvrages de De Oliveira, Oxley et Petry (1997, 2004), des ouvrages fondamentaux en ce qu’ils prennent la mesure de l’évolution de l’installation, de ses acceptions et de ses formes, depuis la vulgarisation du terme dans les années 1960 à aujourd’hui. [↩]
- « Est un lieu l’ordre (quel qu’il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. […] Il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L’espace est un croisement de mobiles. » (De Certeau, 1980, p. 172-173). [↩]
- Nous nous inspirons de la définition de la carte proposée par Gilles Palsky, pour qui « la carte, plutôt que de représenter des phénomènes spatiaux, spatialise les phénomènes qu’elle représente, que ceux-ci soient spatiaux ou non, matériels ou idéels » (Palsky, 2006). [↩]
- De « tensile » et « integrity » le néologisme de « tensegrité » est proposé en 1949 par l’architecte R. Buckminster Fuller alors qu’il enseignait au Black Mountain College. C’est cette année-là qu’il construisit le premier dôme géodésique, qui matérialise parfaitement ce principe de construction. Voir l’article que lui consacre le Black Mountain College Museum + Arts Center (BMCM+AC), URL : https://www.blackmountaincollege.org/buckminster-fuller. [↩]
- Entretien avec Jordi Galí réalisé par nos soins le 19 janvier 2019, au TJP Strasbourg. Pour cette citation et les suivantes. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marion Fournier, Oriane Maubert, Karine Montabord (25 octobre 2024). Emma Merabet, « De la carte au champ de forces. L’exemple d’une “installation chorégraphique” ». Doctorants en danse. Consulté le 10 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12kmg